Avantages de la cécité

Gérald ATHANASE

Jean-Philippe a esquissé dans ses pages « voir autrement » l'idée que la cécité pourrait avoir des avantages spécifiques : développement  d'autres sens que la vue (jusqu'à se poser des questions sur la nature ordinaire ou pas de l'écho-localisation, par exemple), et, dans une autre acception, de protection contre un certain nombre de choses peu agréables à voir dans la vie de tous les jours, actualités incluses.

Il défend aussi que les options d'accessibilité et plus généralement les problèmes d'ergonomie des aveugles sont loin de leur être spécifiques et qu'y prêter attention représente un gain de simplification et de confort pour tous, voyants inclus. Les choix que nous avons faits pour ce site en sont un modeste exemple parmi d'autres.

J'aimerais revenir sur un aspect fondateur de notre relation, la programmation du synthétiseur DX7, pour laquelle nous avions été lauréats ex-aequo lors du concours organisé par Yamaha en 1985. Le DX7, en 1983, a été le premier synthétiseur numérique grand public et il se caractérisait par la sélection des paramètres au sein d'une arborescence logique, et leur affectation à un unique curseur de saisie des données, en même temps qu'un affichage numérique de la valeur modifiée sur le petit écran LCD.

Ça n'a l'air de rien, mais ces chiffres qui défilaient, avaient, pour moi, une grande importance ! Je m'y accrochais comme s'ils avaient une sorte de logique interne qu'il me faudrait découvrir, et qui s'associerait à certaines caractéristiques du timbre. Pour certains paramètres, les fréquences inharmoniques en particulier, il y avait un effet de tout-ou-rien dès qu'on choisissait des valeurs décimales, et une évolution pas du tout linéaire. Rien qu'à partir de Voice Init (la position initiale à zéro de tous les paramètres), un décalage des valeurs de l'attaque (le paramètre R1 de l'enveloppe) entre l'opérateur porteur et le modulateur faisait passer subtilement d'un son de piano électrique ou de cloche à un son de marimba (le fameux !), à un chiffre près (l'allongement de l'attaque du modulateur donnant la sensation d'une attaque plus douce, de type bois).

Et ces chiffres auxquels je m'accrochais n'avaient évidemment aucun sens pour Jean-Philippe ! Il utilisait, lui, la méthode expérimentale qu'il avait toujours utilisée avec les synthétiseurs analogiques par le passé : on manipule les paramètres « à l'arrache », jusqu'à obtenir quelque chose d'intéressant ! Il en a résulté une caractéristique très spécifique des sons qu'il programmait : il n'a jamais hésité à utiliser des valeurs extrêmes, là où je pinaillais à une décimale près ! Et, d'une certaine manière, cette méthode expérimentale, qui s'oppose à ma méthode supposée technique, restitue la vocation de synthèse de l'appareil. La vue représente donc, dans ce domaine, le handicap, et la cécité la liberté !

Un épilogue récent est intervenu à propos de l’affichage numérique des valeurs sur l’écran du DX7 : lorsque nous préparions la page « matos » sur cet instrument, je lui ai appris la manière dont
David Bristow (le grand maître du DX7 chez Yamaha) signait ses sons pour savoir si un programme qu'on lui proposait était issu d'une de ses créations antérieures ou était véritablement original : il avait saisi sa date de naissance dans des valeurs non opérationnelles des courbes de level ou rate scaling ! Quand les « rate » sont à zéro, les valeurs de level sont en effet sans importance (et inversement). Jean-Philippe a trouvé cela très amusant et malin, mais ne l'avait évidemment jamais remarqué, aucune valeur numérique n'ayant aucune importance pour lui !
Stacks Image 11882

L’écran LCD du DX7 original, ici en option rétroéclairé proposé par un fournisseur tiers. Éclairé ou pas ou même éteint comme ci-dessous, pour Jean-Philippe cela n’avait évidemment aucune importance sauf à le libérer d’une contrainte imaginaire que les voyants se créaient !
Stacks Image 11884

Ci-dessous un exemple d’édition des paramètres du DX7 sur l’écran d’un ordinateur Atari ST, censé faciliter sa programmation. Le choix de l’algorithme est en avant-plan et masque en partie les paramètres d’enveloppe des opérateurs. Finalement plus on voit de chiffres et plus ils prennent de l’importance, jusqu’à perdre « de vue » le plus important : le résultat sonore !

Stacks Image 11894

Cette différence entre aveugles et voyants, n'est pas exactement une supériorité des uns sur les autres, mais n'est évidemment pas un handicap non plus. Et en y réfléchissant, elle est extensible à de très nombreux autres aspects de la vie courante :  nous avons à apprendre les uns des autres de tant et tant de manières qu'il est urgent de créer des ponts « décomplexés » entre tous.