Dans le noir.


Pendant deux ans, cette page est restée le lieu de la publication du témoignage de ma tante, Muriel Flis-Trèves, rédigé à la suite d’une expérience qui était restée très forte pour elle, d’un repas que nous avions pris dans un restaurant de Paris, à l’enseigne « Dans le noir », où, d’une certaine manière, les aveugles sont rois et les voyants des handicapés, invités à ressentir, pour le temps d’un repas, certains aspects de la vie des aveugles.

Situé en plein centre de Paris, entre le forum des Halles et le centre Georges Pompidou, et disposant d’une terrasse sur la rue, ce restaurant n’est pas resté indifférent aux récents attentats qui ont frappé des établissement équivalents et l’a fait savoir, entre autres, sur son site internet. Par deux fois, à un an d’écart, l’émission Télématin lui a aussi consacré une chronique, et le concept local a pris de l’ampleur et est devenu une franchise internationale, avec des établissements équivalents ouverts à Londres, Barcelone et Saint-Petersbourg. Il s’est aussi étendu à des établissement cousins (toujours dans le noir) : des Spa à Paris et Bordeaux.
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Un clic sur la copie d’écran ci-dessus vous permet d’accéder au site internet de la version parisienne de « dans le noir », et vous trouverez ci-dessous la chronique de Télématin de 2014, ainsi qu’une autre présentation du lieu sur Ecoplus TV, sous l’angle de l’insertion des handicapés. Dans les deux cas, la barre latérale de YouTube vous donne accès à de nombreuses autres vidéos, en Espagne ou en Angleterre (entre autres), ainsi qu’à des témoignages sur l’initiative humanitaire associée à « dans le noir » : A light for Africa.


Et je vous redonne, dans l’encadré qui suit, le texte de ma tante, écrit à l’occasion du repas que nous y avions pris ensemble :

Dans la nuit.



Texte publié par ma tante, Muriel Flis-Trèves
(Psychiatre-psychanalyste),

avec son aimable autorisation

J’ai vécu une expérience inoubliable.

Son nom : « Dans le noir  ». Un restaurant où  les clients prennent leur repas dans l’obscurité totale et sont servis par des aveugles. Dans quel but ? Afin de mettre les aveugles et les voyants « à égalité » ? Non. Plutôt pour que les voyants fassent l’expérience de ce que vivent les aveugles. Instantanément, j’ai pensé à mon neveu Jean Philippe, aveugle. Je me suis imaginée que cela lui ferait plaisir d’y venir dîner.

J’ai eu envie qu’il m’accompagne, bien que très troublée et inquiète à l’idée même de me retrouver dans les conditions promises : la nuit absolue. Être dans le noir complet, le temps d’un repas, ne consiste pas simplement à fermer les paupières, en s’imaginant être aveugle, pour les rouvrir au moindre clignement en pleine lumière. L’expérience va plus loin : on est vraiment dans le noir sans pouvoir y remédier et même si l’on ouvre grand les yeux !

Après une courte hésitation, Jean Philippe, sans doute par gentillesse, a accepté mon invitation. J’ai donc réservé pour la semaine suivante.

Et nous voici arrivés à « Dans le noir  ». Une hôtesse nous accueille au bar éclairé du restaurant et nous prie de ranger toutes nos affaires. Hors de question de garder nos sacs à main, manteaux, téléphones, montre fluo, cigarettes, tout est rangé dans un vestiaire personnel et cadenassé. Jean-Philippe garde la clé dans sa poche. On nous fait choisir notre menu. Pour parachever l’expérience, nous déclarons préférer le menu « surprise ».

Puis, une serveuse aveugle, Susanna, vient nous chercher. C’est elle qui doit  nous conduire dans la salle à manger plongée intégralement dans l’obscurité. Elle nous dit son prénom. Comme ce prénom me sera utile ! Avant de nous y mener, elle nous prévient que le sol que nous foulerons est plat et sans aspérité, qu’il y aura un virage et trois lourds rideaux à franchir avant de parvenir dans la salle à manger. Elle invite mon neveu à mettre la main sur son épaule et moi sur celle de Jean-Philippe. Mal à l’aise, je crains d’être la dernière. Il comprend et se place derrière moi. Enfin prêts, chacun la main sur l’épaule de la personne qui précède, notre petite caravane s’est ébranlée. Un chemin, puis un, deux, trois lourds rideaux, nous sommes dans le noir complet. Intégral. Je ne vois plus rien. Un autre monde.

Mon visage se hisse vers le haut comme à la recherche d’une lumière. Inutile. Mes pensées s’emballent un instant et  mon esprit s’embrouille, je respire mal mais je me reprends. Mes oreilles sont à l’écoute des sonorités. Mon imagination est envahie de formes et de visions colorées évanescentes et abstraites comme celles qui bougent sans cesse grâce à la chaleur, dans certaines lampes. J’entends des voix de personnes déjà installées pour dîner. Je me raccroche à Susanna, ça me rassure de dire son prénom, elle m’est devenue en un instant si importante. Il n’y a qu’elle qui pourra me faire ressortir ! On imagine les fantasmes qui m’assaillent alors que je suis surtout concentrée à vivre ce que j’ai à vivre. Dans le noir.  Je suis désarmée. Perte de repères. J’ignore ce qu’il y a autour de moi et je ne saurais pas ressortir, toute seule. Je me sens angoissée d’être ainsi  dépendante.

Quand je m’assois à notre table, ma voix n’a plus le même timbre. Je touche tout ce qui se trouve à ma portée, d’abord la main de Jean-Philippe à qui je dis « il faut que tu m’aides, c’est l’inconnu  », puis je palpe le contour de la table que je sens en bois et que je crois ronde alors qu’il me corrige et dit non, elle est rectangle, je touche le mur rembourré à ma droite et une chaise à ma gauche. Mais au-delà de ça, je suis incapable d’évaluer la taille du restaurant, ni combien il y a de tables. J’entends les voix des autres dîneurs. Mais où ? A quelle distance ? Combien sont-elles ?

Susanna dépose les assiettes remplies devant chacun de nous, je tâte timidement les aliments que je découvre grâce à leurs formes, leur consistance puis je les goûte avec ma fourchette, sauf ceux que j’ai oublié car je n’ai pas osé m’aventurer davantage avec les mains, dans l’exploration de mon assiette. Je suis moins tendue, ma voix redevient normale. Jean Philippe est à l’aise et me soutient par sa compréhension. Il m’observe aussi car pour lui, la situation est insolite. Il devient ce que je suis habituellement quand on est ensemble. Je deviens comme lui. Le voilà qui me demande si j’ai soif et me propose même de me servir de l’eau, ce qu’il ne fait jamais à table, dans la vie ordinaire. Je suis tellement étonnée que je lui en fait la remarque. Lui-même réalise qu’il n’a jamais cette attitude. Et me dit, qu’habituellement à table, il se sent inutile car chacun sait ce qu’il à a faire et qu’il est bien obligé d’attendre.

Quelques jours plus tard, nous ressentons le besoin de reparler de cet intense moment passé ensemble. Jean Philippe m’avoue que lorsque je lui ai proposé cette invitation à « Dans le noir  », il n’était pas très enthousiaste. Il pensait qu’il s’agissait d’un fantasme de voyant pour approcher ce que ressent un aveugle. Il a accepté pour me faire plaisir et par curiosité aussi. Mais, une fois au restaurant, il a éprouvé une certaine fierté due à l’inversion des rôles. On plongeait dans son univers. Là, il était mon guide. Et si au début du repas, il m’a proposé de me servir à boire, c’est qu’il se sentait apte à rendre service, le seul à pouvoir le faire. Il raconte « Tu n’arrivais pas à explorer des mains l’assiette qu’on t’a servie et je t’ai dit d’en faire d’abord, tout le tour. Dans la vie ordinaire, il y a une appréhension au toucher et en plus, on ne mange pas avec les mains. Ça n’est pas culturellement correct. Alors que pour un aveugle, il y a une exacerbation du toucher, la vue de l’aveugle se fait aussi avec l’aide du toucher. »

Cette digression sur le toucher nous entraîne dans une discussion plus générale sur la cécité. Il me dit : « J’ai un sens en moins et ça fait peur aux autres comme font peur la mort, la vieillesse, le handicap. On se cache beaucoup de choses. Moi, je ressens ce manque comme une sorte d’imperfection de la nature, il en est de plus ou moins importantes. Le malaise ressenti face au handicap est très actuel, très malsain ; il fait partie de l’envie de perfection et de l’incapacité à accepter ce qui est hors norme. De plus les gens ont l’obsession du tout égal, ils pensent que si quelqu’un à un sens en moins, c’est qu’il a forcément quelque chose en plus. J’ai un sens en moins, c’est comme ça. Ca effraye, c’est l’inégalité qui fait peur. Les hommes naissent tous égaux en droit mais pas en fait : je ne suis pas l’égal de quelqu’un d’un mètre quatre-vingt dix, on n’est pas l’égal de quelqu’un qui est plus faible ou plus beau que soi. La cécité est mon handicap. L’idéal d’égalité est un pur fantasme, l’inégalité commence dans nos différences morphologiques de base. Ceux qui sont handicapés sont encore moins égaux que les autres. Au restaurant « Dans le noir » je ne te vois pas, tu ne me vois pas. C’est mon habitude alors que toi, tu découvres cet état de fait  ».

Comment Jean Philippe s’est-il rendu compte, pour la première fois de sa vie, de sa cécité ? « J’étais au bois de Boulogne avec mon père, lors d’une promenade dominicale et je devais avoir environ trois ans. Je courais. Mon père acceptait de me laisser marcher seul, non loin de lui. Il aimait que j’agisse comme les voyants. Donc, je courais sur le chemin et à un moment donné j’ai heurté un vélo. Je me suis fait mal. Mon père était effaré. Mais ça c’est normal, même les gens qui voient se prennent des gadins. Mais surtout, je me suis dit : " Pourquoi, n’ai-je pas vu ce vélo ? " Cette constatation ne m’a pas fait plus souffrir que la douleur physique éprouvée par le choc.  Mais, J’ai réalisé que j’étais aveugle. Je n’avais pas vu ce vélo car je ne voyais pas. Ce n’était pas " oh ! Quelle horreur ! ", j’ai un sens en moins. Le mot voir existait déjà dans mon vocabulaire mais pour moi, voir signifiait : se rendre compte de quelque chose qui était à distance. Le déclic a été ce choc. Aujourd’hui encore, je remercie mon père de ne pas m’avoir empêché de courir. Il faut laisser découvrir la cécité même au prix de points de suture. Certaines ballades en forêts aussi m’ont apporté beaucoup, parfois je lâchais la main des personnes qui m’accompagnaient et qui voulaient me retenir pour m’éviter de me cogner aux obstacles. Alors que moi, je voulais m’affronter aux arbres, les sentir s’approcher de moi… ».

Au sortir du restaurant, nous nous sommes retrouvés dans le bar éclairé. J’étais aveuglée et il m’a fallu du temps pour voir à nouveau. La vraie raison c’est qu’il me faudra plus de temps encore pour prendre la mesure de la richesse de l’histoire que j’ai vécue avec mon neveu. Jean-Philippe est aujourd’hui, un auteur et compositeur de musique talentueux, c’est aussi un grand voyageur qui apprécie particulièrement l’Afrique. Je lui suis reconnaissante d’avoir été mon guide dans ce « voyage ».

Muriel Flis-Trèves